Les récits de Yvan Gaudreault

 

Tumultes et périls

 par Yvan Gaudreault

Extrait – Journal de bord. – juillet 1970.

Voyage arctique – NGCC NM Rogers/CGBZ

 

Des alertes de vents violents sont en vigueur et ceux-ci risquent d’étirer la crête des vagues pour se transformer en embrun. Une mauvaise nouvelle pour le navire et l’équipage puisque nous naviguons dans les eaux arctiques. Ici, l’embrun gèlera dès qu’il touchera au navire ; répétitivement, une crête après l’autre ; tant que la tempête durera.  

 

En effet, le vent change de ton et devient colérique ; suffisamment pour changer de cap pour s’ajuster aux rigueurs des vagues.

 

Malgré tous les ajustements de barre qu’il est possible d’effectuer, le navire gîte et tangue. Certaines vagues ressemblent à des immeubles de plusieurs étages de haut qui viennent se frapper contre les échelles, les câbles, les mâts et les murs de la timonerie qui se situe au cinquième étage. Pour y laisser comme souvenir des couches cumulatives d’embruns gelés.

 

 

Cette situation de gel n’affecte pas la stabilité de notre navire puisque son centre de gravité est très bas, et que son tirant d’eau dépasse 25 pieds.

 

Toutefois, le scénario serait différent ; voire alarmant pour tout navire dont le ventre est rond et sans cargaison à bord. Il se pourrait que son centre de gravité s’approche de la surface. Et que les parties élevées du navire, comme les mâts et câbles, s’alourdissent de glace et déstabilisent le navire. Avec le risque d’un chavirement si la tempête persiste.

 

Pendant que nous continuons notre course, direction sud vers le port de Churchill, un navire commercial longe la côte ouest de la baie d'hudson ; direction Eskimo Point. Alors qu’il est confronté à des vents qui le poussent vers les côtes malgré lui, et avec des moteurs qui ont de sérieux ratés. Une situation précaire si la tempête devait continuer plus d'une journée.

 

Au courant de la situation, le quartier général nous donne la mission d’aller à sa rencontre pour lui porter assistance, le cas échéant.  

 

 

Aussitôt les ordres reçus, le commandant donne l’ordre du changement de cap, et l’instruction de pousser les moteurs à plein régime ; et la consigne de s’ajuster aux vagues et à la rigueur de la tempête.

 

Après maints essais à tenter de tempérer l’instabilité du navire, l’officier navigateur ne réussit pas à le calmer comme il le devrait ; en ballottant prématurément et en gîtant de façon inusitée ; même lorsque les moteurs et la vitesse sont à bas régime.

En ce moment circulent au sein de l’équipe en devoir les commentaires suivants : Est-il plausible pour un navire qui vient d’être commissionné cette année, et qu’on le qualifie de performant et stable, ne puisse garder le cap lors d’une situation comme celle-ci ?  

En réponse à ces craintes, le commandant invite le chef officier et l’ingénieur responsable des machines pour trouver la cause et une solution ; dans ses quartiers.

 

À la suite de cet entretien, le consensus suivant est retenu. Comme le navire est à sa première année en mer, et qu’il n’a pas eu l’occasion de naviguer dans des conditions de tempête comme celles que nous expérimentons présentement, il semblerait que les réservoirs d'eau de bâbord et tribord n’effectueraient pas leurs tâches. Soit de servir de ballasts et de stabilisateurs lorsque ceux-ci sont utilisés pour cette fin.

 

Pendant ce temps, et heureusement, un navire marchand se situe plus près que nous du navire dans le besoin ; et déjà en communications radio avec lui afin de lui venir en aide.

 

Afin de résoudre ce problème majeur, le commandant donne la directive de prendre un nouveau cap, et port Churchill comme destination.

Ensuite, un message qui m’est remis est envoyé au quartier général afin de donner notre nouvelle position et notre situation ; ainsi qu’une demande urgente d’experts pour analyser le problème, avant de retourner en mer pour effectuer d’autres missions.

 

Le reste du voyage se fait en dents de scie et dans l’instabilité totale. Avec des tangages et roulis qui nous rendent la vie difficile à bord. Et l’obligation de se tenir aux barres de sécurités lors des déplacements. Plusieurs membres de l’équipage demeurent au lit le reste du voyage ; ne pouvant supporter une mer aussi intimidante.

 

Enfin. La dualité en Dieu et le diable se termine dès l’arrivée dans le port et lorsque les amarres sont sécurisées au quai.

 

Hourra ! port de Churchill.

 

Le pied-à-terre n’a jamais été aussi bien accueilli. Les personnes éclopées se rendent à la clinique des lieux et plusieurs autres marins vont simplement renouer avec la terre ferme.

 

Comme après un retour de voyage de longue durée en mer, les premiers pas se font chancelants. Comme si nous étions toujours à bord du navire, à vouloir compenser le roulement de bord.

 

L’effet des premières minutes et l’heure qui suit sur le quai demeurent. Le temps d'un ajustement au niveau de l’équilibre ; et que le sol ne bronche plus. On pourrait comparer ces premières minutes, à quelqu’un qui vient de prendre quelques bières et les effets d’ivresse qui l'accompagnent. Hum...

 

Le lendemain, l’état du navire est inspecté de fond en comble et les radoubs s’effectuent à un bon rythme. Une des barges qui pèsent plusieurs tonnes, celle qui s’est détachée et échouée partiellement sur un mur et le pont, est remise en place ; après la réparation des câbles et de l’enceinte qui la retient.

 

Trois jours plus tard, des experts d’une firme nautique américaine arrivent sur les lieux.

 

Aussitôt, ils sont escortés aux quartiers du commandant. Et dans un temps relativement court après les présentations d’usage, un départ est sonné pour aller au large et faire des essais de stabilité du navire.

 

De nombreux essais ont lieu ; autant dans des conditions de mer calme comme dans des conditions instables et houleuses.

 

En changeant régulièrement le niveau d’eau des réservoirs qui servent de ballasts, et en notant les réactions du navire pour chaque condition dont il est soumis.

 

Après une semaine, et sous le sourire de l’expert à bord, le problème est décelé et résolu. En changeant le niveau d’eau de chaque réservoir ; environ un pied de plus que la norme recommandée précédemment inscrite sur les plans d’architecture.

 

Satisfait des résultats et prêt pour une nouvelle mission, le commandant invite l’ingénieur à prendre place dans l’hélicoptère du bord pour le mener à terre, pendant que le navire, déjà à une quarantaine de kilomètres du port, donne les consignes de la nouvelle mission ; franc nord.

 

 

La saison de navigation tire à sa fin et la majorité des navires ont quitté cette région. Par mesure de sécurité, nous nous rendons à l’entrée du détroit d’Hudson ; au large de l’île Résolution. Dans l’attente possible d’un retardataire en provenance de la baie d’Hudson. 

 

En ce début octobre, la glace du nouvel hiver se forme rapidement dans plusieurs secteurs. Spécialement la nuit. Assurément, aucun navire n’aurait l’audace d’entrer dans le secteur présentement. Ce serait pour lui une condition de non-retour ; pour y passer l’hiver prisonnier des glaces.

 

Nous sommes toujours au large de l’île Résolution depuis deux semaines ; dans l’attente d’une mission. Alors mijote la rumeur entre les membres de l’équipage que tous les navires sont sortis, et que nos services ne sont plus requis.

 

Cette constatation logique, espère-t-on, rend fébriles les membres de l’équipage. De penser. Ne serait-ce qu’un seul instant, que nos services ne sont plus requis et que nous pouvons maintenant pointer vers le sud ; notre port d’attache ?

 

Il est dix heures et je suis en devoir au poste des radios. Et voilà que la station radio côtière Frobisher me lance un appel m'informant qu'il a un message priorité 1 pour le commandant.

 

Un navire accidenté, sans gouvernail, est présentement attaché au port de la baie Déception.  Voici la situation. Le capitaine de ce navire attend impatiemment l'arrivée de deux remorqueurs de type brise-glace pour le sortir de la baie; puis le remorquer hors du territoire.

 

On estime la venue de ces deux remorqueurs dans cinq jours.

 

Vu la saison tardive et le début de formation de la nouvelle glace,en plus de celle qui est présente, le capitaine craint le pire; d'être forcé de demeurer prisonnier des glaces pour l'hiver.

 

La direction de la compagnie responsable du navire vient de faire la demande auprès de la base côtière, s’il était possible de l’aider à sortir du quai et du territoire arctique dans les plus brefs délais.

 

Dans ce message, on nous demande d’être au rendez-vous ; puisque deux autres navires de la garde-côtière seront présents pour cette opération sauvetage.

 

La baie Déception se trouve du côté sud du détroit d’Hudson ; à environ 300 milles nautiques à l’ouest de notre présente position (île Résolution).

On dit de cet endroit qu’il y a des mines ; que l’on exploite plusieurs minerais, dont l’amiante. Se disant prêt à partir, ce navire est chargé d’amiante ; et un handicap majeur. Sans son gouvernail que les glaces lui ont arraché.

 

 

Pendant que les pendules de l’avoir tournent dans le manque à gagner de la compagnie, ce dernier ronge son frein d’impatience, en attendant de l’aide.

 

Deux navires de la garde-côtière de la section des maritimes sont déjà sur place ; attendant notre arrivée.

 

Ce genre d’opération s’effectue généralement par un remorqueur ; et pas pour un brise-glace parce qu’il n’est pas conçu pour ce genre de travail.

 

Toutefois et en désespoir de cause, on veut bien tenter de sortir ce navire.

 

Dès notre arrivée, une réunion entre les commandants et le maître du port a lieu.

 

À analyser la situation et à déterminer comment s’y prendre pour sortir ce mastodonte du port.

 

Présentement, les cales du navire sont pleines. Et la baie abonde de glace du dernier hiver. Toutefois, le vent est calme avec un ciel bleu orné de quelques cumulus à l’horizon. Les brise-glaces sont puissants. Par contre, ils n’ont pas, et de loin, la mobilité d’un remorqueur.

 

Après un consensus sur cette opération, les commandants des trois navires-GC passent à l’acte.

 

Alors, une amarre après l’autre, une douzaine d’amarres sont lancées. Et toutes sont sécurisées à différents points d’attache ; principalement devant (proue) et derrière (poupe) le navire éclopé.

 

À un signal donné, les trois puissants brise-glaces augmentent graduellement la révolution des moteurs et coordonnent leurs manœuvres à l’aide de radios.

 

Après quelques minutes, le mastodonte gonflé d’amiante montre des signes de vie et avance lentement et sûrement ; aidé également de son poids.

 

Déjà, on se prépare pour la prochaine étape. Celle de sortir de la baie qui bifurque de 90 degrés pour accéder au détroit. Après des échanges radio, chaque navire-GC exécute des manœuvres dans le but d’influencer la course du mastodonte et le tourner vers la sortie.

 

À bord de notre navire, pendant que nous changeons graduellement de cap vers la sortie, les amarres qui retiennent le navire éclopé se tendent ; à croire qu’elles sont sur le point de rapetisser, tant la pression est forte.

 

Rapidement, le commandant observe le mastodonte continuer en ligne droite. Sans dévier. Ne serait-ce que d’un petit degré.

 

Aussitôt, l’ordre de changer de cap pour s’ajuster aux tensions des amarres est vivement donné.

 

Hélas, l’élan du navire en remorque empêche toutes possibilités de manœuvres de redressement.

 

Nous sommes témoins d’amarres qui sont sur le point de se transformer en ficelles ; si cette condition persiste.

 

Voilà qu’une amarre s’effrite pendant que les autres, semble-t-il, commencent à s’effilocher

 

Pris à l’appât par un navire nous entraînant dans sa course et en eau peu profonde, que reste-t-il comme manœuvre pour ne pas échouer avec lui ?

 

En guise de riposte et sur un ton brusque et nerveux, le commandant ordonne à tue-tête de relâcher toutes les amarres ; et de les couper à la hache s’il le faut. Tout de suite ! lâche-t-il ; d’une voix rauque et chancelante.

 

Ce relâchement d’amarres in extremis provoque un violet contrecoup et un énorme remous ; et une réaction aussi imprévue que désastreuse.

 

De ces symptômes, une vague gigantesque se forme sous le navire ; nous soulevant comme une feuille au vent. Nous emportant avec elle, vers ce qui ressemble à un haut-fond.

 

Impuissants à changer de cap ou à faire une manœuvre pour parer à ce choc, nous voilà à la merci d’un phénomène qui ressemble à un raz de marée.

 

Sous un silence criant et des visages devenus blanc plâtre, nous les membres de la timonerie sommes dans une attente désespérée à ce que nous en sortions indemnes ; et à supplier la vie de nous faire la grâce de ne pas toucher le fond ou de s’échouer.

 

À regarder vers le fond qui paraît si près de la surface, la seconde qui suit cesse de battre, comme mon cœur, pour faire place à un silence de mort  baignant dans l’éternité.

 

Sans savoir exactement combien de temps dure cette chute aux enfers ; le navire reprend une position normale dans un splash d’eau spectaculaire ;  sans ressentir que la coque touche le fond.

 

Dans un cri de soulagement et de joie, le cœur de tous se remet à battre ; tandis que les aiguilles de l’horloge enfilent à nouveau les secondes, et le moment présent.

 

Après cette expérience périlleuse, le quartier général-GC annule cette mission. Pour la relayer à qui de droit ; aux remorqueurs construits et formés pour ce genre d’opération.

 

 

Après un recul et une analyse de cet incident, on en a déduit qu’il n’était pas possible de tirer un navire-mastodonte de ce poids, et l’emmener où l’on veut ; de faire des manœuvres ou changer de cap, parce que les points d’amarrage sur un navire-GC se trouvent trop près du gouvernail et des hélices.

 

Lorsqu’on regarde l’arrangement de tir d’un remorqueur, on peut observer que son point d’attache se situe à plusieurs pieds en avant des hélices et du gouvernail. Alors, il lui est facile de changer de cap,de tirer et pivoter à sa guise, autour de ce poteau.

 

Le message que je suis entrain de recevoir par radio en ce moment ravira sûrement le commandant et sa troupe; puisqu'il reçoit l'ordre de cesser toute activité. Que son départ confirmera la fermeture de cette saison de navigation arctique. Dans ce message, la direction lui souhaite un joyeux retour à son port d'attache; Québec.

 

À l’annonce officielle du retour à la maison, les visages aux traits durs et longilignes s’affaissent ; joyeusement remplacé par un sourire de soulagement et de joie.

 

Et la hâte de revoir les siens.

 

Yvan Gaudreault

Extrait – Journal de bord – juillet 1970.

Voyage arctique.

NGCC NM Rogers/CGBZ

Fin du récit: Tumultes et périls

 

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